jeudi 10 avril 2014

Moscow Knot 2014

C’est une histoire qui se compte (conte ?) en mois.
Un soir d’hiver à quelques jours de Noël, un coup de fil du Portugal pour me proposer la plus dingue des aventures de cordes à laquelle je n’ai jamais été conviée.
L’engagement est simple, je lui réserve un week-end par mois pour s’apprendre mutuellement et elle, elle m’emmène à Moscou.
C’est une histoire de visa, de formalités, de co-voiturage, de panne de voiture, de tensions, de douleurs, d’efforts, de partage, d’échange et d’émotions.
C’est l’histoire d’une complicité naissante, celle qui naît de la vraie volonté de se connaître (reconnaître ?).

La première fois que nos vies se sont percutées, elle a clairement posé les choses et moi, je lui ai timidement demandé de me faire une petite place dans sa vie.
La place, elle me l’a donnée, dans sa détermination à “nous” faire une place.
Il y a une belle ironie à ce petit bout de femme serbe qui emmène une femme née à Alger avec le crâne à moitié rasé et des dreads orange dans la Russie stricte et homophobe de Poutine pour y donner une prestation BDSMment sensuelle de cordes.
Il y a une belle harmonie à ce que la vie nous ait placées sur le chemin l’une de l’autre : Elle avec ses failles cachées et moi avec ce trou béant dans le cœur.
Elle a poussé les choses autour d’elle pour me préparer un petit nid, elle m’a laissé le temps d’y prendre des marques, m’y a donné des repères pour m’orienter, m’a appris et permis de la lire.
Tout doucement, elle m’a laissé sortir de ma coquille, prendre confiance, apprendre de moi au travers de la confiance spontanée qu’elle m’offrait. Elle m’a porté avec sa douce assurance, cette certitude sereine et je n’existe ainsi que dans ses yeux.

Jeudi 10 avril. 
Elle m’arrive de Limoges à la maison pour la première fois, je lui montre mon petit monde comme elle m’a offert le sien. Le temps nous talonne comme tous le long de cette aventure, il est question de dormir une poignée d’heures.

Vendredi 11 avril. 

Réveil à 2h du matin, expédition sur Paris vers 3h pour une arrivée souhaitée à 5h30 à Charles-De-Gaulle. A partir de ce moment-là, la notion de temps qui passe ou d’horaires devient abstraite et s’évanouit dans le tourbillon du week-end.
Nous attendons l’enregistrement des bagages avec une première photo de la longue série de photos : Ludmilla & sand à ..., à l’aéroport, dans l’avion, en Russie, à l’hôtel, devant la neige, etc.
Sa tension palpable va s’évanouir au fur et à mesure qu’elle atteint ses objectifs.
Phase 1 : enregistrer les bagages sans excèdent de poids = accompli.
Le temps file, s’échappe, passage en douane moins impressionnant que prévu : pieds nus, sans ceinture, sac, électronique et vêtements sagement rangés dans des bacs séparés.
Nous voilà déjà dans le premier avion, nous tombons comme des souches pour se réveiller pour le transit via Varsovie (mon ¼ de sang polonais bouillonne toujours un peu quand j’effleure la Pologne, patrie du patriarche, cet arrière-grand père parti de Varsovie, justement).
Passage de douane stressant où la douanière décide que mon passeport est un faux, le retourne de tous les côtés, l’inspecte 100 fois à la loupe et semble se focaliser sur la photo.
Elle regarde la photo, elle me regarde, elle recommence en plissant les yeux et je comprends qu’elle ne me reconnaît pas, qu’elle pense que ce passeport n’est pas le mien.
Grand moment d’injustice, comment prouver que l’on est bien soi-même ?
Je retire le bandeau pudique qui me sert à cacher mon crâne rasé dans la vie normée et l’utilise pour tirer mes cheveux en arrière comme sur la photo réglementée de mon passeport.
Elle continue de me dévisager pour revenir sur le passeport, plisse encore les yeux, vérifie encore quelque chose avec sa loupe et finalement, décide enfin de me laisser passer.
Mila m’attend de l’autre côté, je crois qu’une fraction de seconde elle a cru que je ne passerais pas (ça sera mon tour plus tard dans le voyage). Foncer dans l’aéroport, trouver le point de transit, récupérer les cartes d’embarquement, chercher la porte d’embarquement, entendre un appel pour nos noms, courir dans le terminal, arriver essoufflées, s'engouffrer dans l’avion pour la dernière partie du voyage.
Descendre sur Moscou, discerner les restants de neige et de glace sur les plans d’eau, voir ces forêts, ce gigantisme de la ville, se poser, faire une queue interminable au contrôle des passeports, récupérer les valises et se faire arrêter par un type en civil pour un contrôle de nos bagages à la douane.
Voir la tête ahuri du gars qui sort les bouquins de mon sac et semble perplexe devant mon cahier de coloriage, entendre qu’ils ennuient Mila sur son passeport qui ne correspond pas au pays de son départ, l’entendre elle leur parler d’espace Shengen, d’Europe et de libre circulation, regarder les gars ouvrir sa valise, et en sortir les cordes de façon suspicieuse, les sentir devenir carrément inquiets face à la masse de mousquetons, écouter Mila leur expliquer les cordes, leur montrer des photos sur son portable et les inviter à la prestation, contempler les gars se décomposer à mesure qu’ils comprennent et finalement se faire presque dégager de la douane à coup de pieds si vite qu’ils en oublient de fouiller ma propre valise.
Galérer dans l’aéroport pour trouver notre point de rendez-vous, tenter de rouler une clope avec mon tabac à rouler me faire prendre la tête par un abruti qui pense que c’est un joint, avoir envie de lui rentrer dans le cul en lui répondant avec toute ma hargne “Tobacco !”
Se presser encore et finalement arriver dans un 4x4 où nous attendent déjà Nawashi Kanna & Kagu Ra.
Prendre la route vers Moscou dans ce début de printemps où la nature s’éveille à peine, encore grisée du sel de l’hiver et des neiges fondues. Retrouver le gigantisme de l’Est, dans tous ces contrastes, dans tous ces excès.

Se voir proposer un repas avant d’aller à l'hôtel, finir sur la marina de Moscou, prendre un délicat repas sur les bords du fleuve dans un soleil éclatant en découvrant les spécialités locales livrés aux soins d’un serveur d’une prévenance stupéfiante.
Fumer (enfin) sans que personne ne vienne me parler de “haschich”.
Simplement se poser et atterrir en terre moscovite.

Repartir vers l'hôtel pour y arriver 10 minutes avant l’heure d’aller au club, se jeter sous la douche et en sortir en un temps record. Aller au le club et enfin pouvoir ralentir un peu le rythme.
S’installer, profiter des spectacles, découvrir les gens. Passer une belle soirée dans la douceur d’un cocon sécurisant partageant les mêmes valeurs, les mêmes références, regarder les cordes des autres, parler des cordes avec les autres, échanger, partager.
Apprécier la très belle diversité des prestations proposées, se gorger de la diversité des interprétations des cordes, trouver les cordes et les gens Beaux.
Partir pour la Place Rouge au milieu de la nuit dans un minibus bondé avec des musiques de discothèque à fond, recevoir des cadeaux des organisateurs, partager encore des sourires, des rires, découvrir la ville derrière les vitres du minibus, l’animation perpétuelle d’une mégalopole qui ne dort jamais, reconnaître certains logos que la mondialisation rend universels au milieu de l’architecture soviétique, profiter de la ville de nuit.
Se garer, descendre du bus, suivre le mouvement sans bien savoir quoi et où, déboucher sur la Place Rouge, sentir le souffle se couper devant la force du spectacle, s’emplir les yeux de merveilleux, avancer vers la place en entendant des chansons traditionnelles russes, prendre des photos, rire encore, partager toujours.
Retourner au club, prendre un peu de temps et rentrer à l'hôtel après près de 20h de veille, s’endormir en étant déjà samedi.

 Samedi 12 avril.
S’éveiller avec paresse pour aller prendre le très frugal petit déjeuner, se mettre TB3 en fond sonore, se régaler de veilles séries russes, chahuter en se chatouillant, se décider à trouver change et tabac, se faire expliquer le chemin par la réceptionniste, se promener dans le quartier, toucher le quotidien de la Russie moderne, prendre le temps de respirer calmement dans une ville différente et si riche de contradictions.
Rentrer à l'hôtel, préparer les affaires pour le show et retourner au club pour les tables rondes, passer un moment à échanger tous ensemble à partager et confronter nos visions des cordes, jouer à se libérer l’esprit en maintenant en équilibre des brindilles entre elles, assister à un merveilleux moment d’échange, scruter les sourires naître sur les lèvres des participants, apprécier l’offrande de la générosité d’un partage simple et tangible.
Parler cordes avec un sociologue japonais, fouiller en soi pour trouver des réponses à des questions que l’on ne s’est jamais posé, retracer le chemin de la contrainte en moi, y lire celui des cordes.
Être de nouveau rattrapées par le temps, courir, manger rapidement, faire un saut à l'hôtel reprendre les affaire et revenir pour le début des démonstrations.
Sentir sa tension monter, la voir s’agiter et régler les derniers détails de lumière, de musique, de placement du point de suspension, la laisser oublier le stress par sa volonté de gestion, lui sourire avec calme quand elle me parle de couettes que j’ai pourtant déjà faites.
Regarder un dernier show et commencer à m’échauffer consciencieusement une heure avant comme elle le souhaite.
Travailler mon dos de “vieille femme” parce que c’est toujours lui qui me fait souffrir dans les inversées, boire des quantités folles d’eau pour noyer d’éventuelles crampes, changer de vêtements, mettre mes rubans, retoucher le maquillage, aller pisser cent fois pour toute l’eau bue, chasser le trac qui monte au loin, lui sourire, oublier la foule et se concentrer sur soi.
Prendre ses affaires, les déposer dans la loge, se placer derrière le rideau et attendre le feu vert, monter sur scène accrochée à sa main, se centrer sur elle, sur cette main, oublier les spots, ne pas se troubler du petit brouhaha de la foule, ne pas écouter les déclencheurs des appareils, se focaliser à ne même plus entendre la musique.

Sentir ses mains se poser, les cordes commencer à voler, ressentir avec douleur l’intensité de sa tension, vouloir lui faire passer mon calme, tendre un doigt vers elle dans la mise en place du TK pour la frôler d’un petit geste rassurant, se laisser guider et finalement décoller du sol au moment précis où elle atterrit de son propre stress.
S’amuser de nos paradoxes qui font que quand je décolle, elle peut enfin se poser.
Sentir la lame sur ma peau quand elle déchire la robe, sentir l’énergie de ses gestes avec une sorte de prescience. Suivre les mouvements, reconnaître un enchaînement pourtant répété qu’une seule fois, me bercer de ses cordes, me bercer de sa présence omnipotente, m'inonder d’elle, m’immerger en elle. Voyager à son gré, devenir sa poupée, me noyer de sa concentration, la sentir aussi focalisée sur moi que je le suis sur elle.
Tourner dans les cordes, sentir les milles façons dont elle s’amuse de moi, la deviner si proche et tellement concentrée, prendre consistance par la violence de son dynamisme. Discerner sa main ferme déchirer mon string comme nous en avions vaguement parlé le matin, la surprendre à me caresser, mordiller, titiller au gré d’un rythme que je n’entends pas.
Entendre et sentir les mousquetons se placer en lisière de moi, à la fois loin, à la fois proche. Un dernier mousqueton sur mon plexus, je sais qu’elle va me redresser, décrocher encore une fois, perdre la notion du temps ou du lieu, sentir qu’elle place de nouvelles cordes et prépare une quatrième position qui n’était pas dans notre seule répétition de cet enchaînement, avoir une sensation de constat étonné en sourdine de moi et ne pas s’y attarder, la laisser me guider, parce qu’Elle sait.
Sentir les tensions de cordes s’échapper, deviner confusément que les choses vont s’arrêter, essayer d’entendre la musique sans vraiment la reconnaître, toucher le sol dans une sorte de réflexe, la sentir m’agenouiller, éprouver les cordes s’évanouir, me recomposer, ressaisir la réalité tout en restant noyée d’Elle.
Se trouver au moment de saluer, faire les gestes qu’elle m’a expliqué un peu plus tôt dans la soirée, rester dans la focalisation pour sortir de scène, l’aider à ramasser ses cordes, lui faire face et tomber dans ses bras avec une nécessité vitale, resaluer le public qui relance les applaudissements, quitter la scène, la voir submergée par son effort, sourire avec son regard pétillant de champagne, tomber encore dans ses bras et se laisser débordées par l’intensité du moment, pleurer calmement en partageant nos larmes comme nous partageons les cordes, avoir besoin régulièrement de revenir l’une vers l’autre, de se toucher, de maintenir le contact, de prolonger l’instant.
Terminer de ranger et décider d’avoir bien mérité de fumer, s’installer sur un canapé, rester lovées l’une contre l’autre, écouter vaguement les gens qui viennent parler, qui veulent échanger et qui sont pourtant si loin, sourire, et toujours revenir vers elle, pour un geste tendre, pour un échange de regard, pour garder la tangibilité de notre échange.
Enfin réussir à se décoller un peu l’une de l’autre pour reprendre une sociabilité normale, retrouver les autres, échanger, partager, discuter, profiter du moment présent dans toute son authenticité.
Voir encore le temps s’échapper, retourner à l'hôtel pour une micro-nuit.

 Dimanche 13 avril. 
S’éveiller pour le si triste petit déjeuner, se préparer, refaire les valises, manger, trouver le taxi, se faire aider par une charmante Sacha, rouler vers la gare, prendre les billets avec l’aide d’un agent de sécurité prévenant, attendre le train, monter dans le train, descendre à l’aéroport, se faire encore démonter une valise à la douane, enregistrer les bagages, faire le contrôle des passeports, courir dans le duty free pour lâcher les derniers roubles et manger, monter dans le premier avion,

être rattrapées par le sommeil, faire le transit en Pologne, passer la rigide douane de l’espace Shengen pieds nus, en avoir marre de retirer ses chaussures à chaque contrôle, trouver l’espace fumeur, enchaîner avec l’embarquement, prendre un énorme coup de stress quand elle restera bloquée de longues minutes sur un bug informatique avant de pouvoir monter dans l’avion, comater pendant le vol, arriver à Paris,

ressortir pratiquement au même endroit que nous avions embarqué le vendredi, refaire le chemin en sens inverse, récupérer les valises et finir de détricoter notre voyage en ressortant exactement par la même porte que celle par laquelle nous étions entrées, moins de 72 heures après.
Retrouver Fab, monter dans la voiture, essayer de raconter avec les idées qui rebondissent dans tous les sens avec la fatigue, enchaîner le chemin retour, la faire manger vite-fait pour qu’elle puisse terminer la fin de son périple de retour.
Voir sa petite voiture blanche partir dans la nuit, une dernière main tendue, des warning qui s’allument et la voilà disparue.

Je n’ai pas une seule marque sur moi, juste le ressenti de sa force, le parfum de sa présence autour de moi, les milles mots de remerciements mutuels que nous ne cessons d’échanger et savoir qu’elle m’a belle et bien fait une place.

Écrire ses mots en pleurant doucement, de fatigue, d’émotions sur la force de ce qui s’est construit entre nous au long de cette aventure, ressentir une infinie gratitude et savoir qu’elle est partagée. Savoir que dans un coin de mon cœur restera à jamais un endroit spécial noyé par la douceur et la confiance dont elle m’entoure.
Revoir milles images défilées devant mes yeux, toutes ponctuées du sourire pétillant de sa générosité.
Trouver un premier mail d’ami qui demande : “comment ça s’est passé ?”.
Répondre que je ne connais pas de mots pour raconter mon week-end, se faire répondre qu’il faut en inventer et choisir de lui écrire que le week-end fut : Ludmilesque.

 A ma merveilleuse, la plus pétillante des femmes, mon unique champagne serbe.
Parce qu’aucun mot ne sera jamais à la hauteur de la force de ce que tu me donnes.

Crédits :
cordes : Ludmila Metresa/Ropes
photos : http://jazzlover.ru - http://darkside.ru/