vendredi 17 janvier 2014

Limoges #2, Moscow Knot

Je pars en terrain connu avec B., mon premier co-voitureur voir une ville que je connais, retrouver une nouvelle amie qui se découvre.
La route se passe tranquillement en causant avec les autres co-voitureurs en échangeant des avis sur les formules, en regardant un paysage de nuit qui se devine à peine dans le début de soirée.
J’arrive en gare de Limoges pour que B. puisse charger mon remplaçant dans la voiture pendant qu’ils continuent sur Toulouse.
Je la cherche du regard quand sa petite voiture blanche surgit d’un stop, une main se lève, je devine un sourire dans la pénombre. Retrouvailles, avec la vague sensation de ne pas être partie.

Retour chez elle, prise de marques, dîner et causeries.
La nuit se passe dans nos chaos respectifs, c’est une des choses que j’aime chez elle, nos rythmes de sommeil concordant, aussi insignifiant pour l’une que pour l’autre. Le lit ressemble à un champs de bataille où chacune de nous livre la sienne toutes les nuits. Avec tous nos fantômes, je me demande combien nous étions dans ce lit, finalement.
 Éveil tranquille d’une journée de labeur, petit déjeuner, discussion autour de la musique et d’une play-list. Je n’ai pas vraiment d’avis, je n’utilise pas la musique pour partir dans les cordes. Le rythme de l’encordeur se suffit à lui-même. Je crois que c’est plus important pour elle ou pour l’histoire que l’on veut raconter pendant le show.
Elle propose dix milles choses et rien n’est franchement rédhibitoire alors je botte en touche.

Elle établit une première play-list, me ré-explique ce qu’elle souhaite et nous voilà, parties pour la première de nos répétitions. Elle en profite pour essayer une tenue pour elle, avec des grosses rangeos. La musique démarre, je sais plus précisément ce qu’elle veut et essaye d’anticiper ses mouvements pour l’aider au mieux à gagner cette course contre le temps qui se joue.
Les deux premières poses se passent assez facilement, sa concentration pulse autour de nous et me focalise sur elle. Je sens sa volonté, je sens son obstination tangiblement, physiquement, le rythme qu’elle s’impose, m’efface et s’impose à moi.
La troisième pose me stresse un peu et la lutte que je mène sur mon vertige est loin d’être gagnée. Elle ressent ma tension aussi parfaitement que je ressens la sienne et sort de sa concentration pour me soutenir et m’encourager.
Présente là où il faut, quand il faut, comme en lisière de moi, une présence certaine qui me tend son appui. Une morsure dans la cheville abrège la suspension et le retrait des cordes. Je rigole intérieurement d’avoir souri et tiré la langue sur une photo où la douleur pulsait tellement en moi.
Et pour une fois, j’ai très envie de la voir cette photo où la douleur n’apparaît pas.
Retour sur terre, débriefing, repas et pause promenade dans Limoges. Une promenade calme où elle me guide comme elle explique ses cordes en décrivant tout par anticipation, cela appartient à sa prévenance et j’aime cela chez elle, cette façon de toujours penser aux autres, même si je reconnais bien cette façon de s’oublier.
On s’arrête en haut des remparts, l’air est doux, les gens sont sur les bords de la Vienne, à profiter d’un hiver qui n’en est pas un. Elle jette un regard en bas et m’explique d’une voix posée mais résignée ce qu’elle voit, la façon dont elle le voit avec le filtre de sa propre histoire. Je trouve ça douloureux, pour elle, je le vois dans son regard comme un frémissement de pétillements qui brille comme l’éclat d’une larme, pour la 3° fois, ce jour-là.
Toujours cet élan de cueillir la larme qui perle et ma pudeur qui rejoint sa pudeur pour n’en souffler mot. Il n’y a rien à répondre à ce petit bout d’elle qu’elle vient de me donner, juste le prendre comme un petit trésor, une des épines de sa douleur.
Lui donner un petit sourire, parce que moi aussi, je vis la réalité à travers le calque de ma propre histoire, parce que moi aussi, je pense rationnellement à des choses auxquels les autres ne penseront jamais.
Et que moi aussi, ça me fatigue de filtrer la réalité, ainsi que j’aimerais bien ne pas y penser ou simplement ne pas penser. Sœur de douleur, on s’est bien trouvées.
Elle s’accroche à moi pour marcher avec ses talons, j’aime bien lui servir d’ancrage, j’aime bien le faire pour elle. Parce que son énergie à survivre ressemble tellement à la mienne, d’une autre façon. La ballade se termine, un petit goûter et nouvel essai en tenant compte de mes remarques précédentes, nous testons d’autres combinaisons de positions.

Je sens toujours physiquement sa concentration et je me fais la remarque que c’est aussi ce que j’aime en elle, elle m’emmène dans ses cordes, vraiment, et pas seulement dans les liens physiques qu’elle place sur moi. Elle m’emmène dans son voyage des cordes et je crois que c’est le seul encordeur qui m’ait emmené comme elle.
Je repense à cette fois où j’ai compris que je pouvais emmener l’encordeur par/dans mon voyage et j’ai la vague sensation d’avoir été utilisée, ainsi, par les autres.
D’avoir donné sans finalement vraiment recevoir. Avec elle, il y a comme une sorte de puissance dans ce qu’elle donne, une force douce mais ferme qui emmène, emporte, dérive.
Avec les cordes, elle devient pour moi une sorte de colosse capable de tout, je peux me lover dans sa main, je sais que sa bienveillance me portera, me poussera, m’arrachera le meilleur de moi parce qu’en face, elle me donne le meilleur d’elle et que cela ne souffre aucune ambiguïté.

La journée se termine en visionnant des vidéos, en cherchant de nouveaux enchaînements en s’adaptant de nouveau aux constatations des essais précédents.
Et là, encore, je ressens le voyage où elle m’invite en m’y donnant ma propre place pour suggérer musique, tenue, scénographie, l’échange véritable qu’elle instaure. En me donnant une place à part entière,elle me plie de manière encore plus évidente à ce qu’elle souhaite.
C’est sa générosité qui me submerge à ce moment-là et je crois qu’on ne donne de soi que lorsqu’on a trop perdu.

Le dimanche sera de la même rigueur.
Sauf une petite pause pour passer voir J. et se faire une tranche de rigolade entre filles. Elle s’excusera cent fois de ne pas être plus proche et cent fois, je lui dirais que je comprends sans réussir à lui expliquer que sa présence est d’une telle force pour moi que je la ressens même dans sa concentration.

Les essais se succèdent, les play-lists aussi, temps de repos, sur ma chaise les mains se joignent par habitude pour détendre des trapèzes toujours trop ankylosés. Elle lance qu’elle va m’attacher à la chaise et me suspendre. Et la voilà, en train d’attacher mes pieds à la chaise, encore à se concentrer pour construire son jeu de cordes en temps réel devant moi.
Insaisissable, toujours à se construire un nouveau défi comme une façon d’avancer, un impératif de vie, de survie. Toujours cette image en miroir qu’elle me renvoie de moi-même.
Et me voilà, suspendue sur ma chaise, j’adore les liens sur mes chevilles et sur mes mains, j’aime cette sensation de totalité avec la chaise qui me fait seulement oublier que je devrais avoir des mains à bouger. Et d’un coup, je comprends pourquoi c’est plus facile, pour moi d’être attachée à un objet plutôt qu’à moi-même. Et elle m’inspire ma solution, ce n’est pas à moi que je suis attachée c’est à l’Autre, à l’encordeur.

La journée file et défile, le temps se rétrécit, je suis, de nouveau, à la gare.
Un coup de fil et je trouve mon co-voitureur du jour C.
Le retour se fait dans un semi-coma après avoir réussi à faire des efforts de convivialité minimum avec mon co-voitureur.

Le samedi, un pétale de diamant avait perlé dans son regard pétillant quand elle avait dit qu’elle attendait avec impatience de lire mes mots sur ce 2° épisode.

Plus tard, elle avait dit qu’elle aimerait savoir ce que je ressens dans ses cordes.
Ce que je ressens dans les cordes du plus pétillant des champagnes Serbe ?
Sa présence entière et globale, qu’elle m’attache en haut d’un château d’eau, au-dessus d’une rivière dans le froid de l’hiver, dans la chaleur de son appartement ou dans la rigueur d’un entraînement, sa présence reste un élément totalisant qui s’exprime de cent milles façons.
Quand elle serre ses cordes, quand elle me parle en permanence pour maintenir le lien, quand elle se focalise sur moi avec une telle intensité que je ressens physiquement sa concentration, quand elle me donne une place centrale qui me tire vers elle.
Quand elle prend une corde, qu’elle glisse sous mon nez et que mon oreille entend ce que mes yeux ne voient pas : sa bouche qui mord la corde pour la délier et la déplier d’un geste dont le bruit m’est désormais si familier.
J’ai toujours aimé que les encordeurs n’usent pas que de leurs mains pour manier la corde, je trouve que c’est émouvant.
Mais je ne crois pas, avant elle, avoir rencontré d’encordeur qui y met autant de lui-même. Et tout ce qu’elle donne d’elle-même, donne envie de lui rendre au centuple.

Crédits : cordes & photos : Ludmila Metresa/Ropes ( http://ludmila.kabook.fr/ )