vendredi 13 décembre 2013

Limoges, décembre 2013

Un rendez-vous sur la place devant La Poste dans le petit bourg d’à côté, un co-voitureur qui fait les mêmes trajets que moi aux mêmes dates et dont le profil s’écroule sous les bons avis.
Route de nuit, dans voiture pleine, trajet hypnotique dans ces nuits avant noël où tout clignote partout de milles couleurs.

Je repense aux photos que j’ai vu de son travail, j’aime l’inconscience qui s’en dégage, j’aime la prise de risque et j’aime voir les schémas préparatoires, les backstages qui ne me racontent pas encore d’histoires mais qui parle d’elle, de sa façon de procéder, d’être attentionnée.
Je repense à l’image qui m’a décidée : celle d’un modèle avec encore des cordes mais déjà des couvertures (ou l’inverse). Il y a une précaution qui m’émeut dans cette image, plus encore que dans le résultat. C’est à cette émotion que je veux participer en allant la retrouver.
Finalement, la banlieue de Limoges et enfin l’hôtel de ville où j’ai rendez-vous. Elle me dit qu’elle prendra des photos sauf qu’en cette nuit de pré-noël, tout le monde prend des photos des illuminations…
J’allume une clope et je vois une allure qui lui ressemble avec un appareil, je m’approche, on se reconnaît, elle me lance le feu d’artifice de ses yeux pour la première fois et je tombe foudroyée.
Elle m’agrippe et me ramène chez elle, elle tisse un cocon autour de moi, elle amortit le monde, elle me nourrit, on se parle un peu, puis on file au lit.
Nuit de plomb, on s’éveille presque ensemble, sitôt levée, elle distille son énergie, parle de faire une équipe, pianote sur ses engins modernes de communication.

Fin de matinée, une équipe est montée et nous partons sur un lieu dont je ne sais que peu de choses. Rencontre d’un rayon de soleil roux, elle lui montre les photos qu’elle a fait de ce soleil orangé, les photos sont belles.
Elle me regarde : “c’est comme ça que je vous vois !”.
Et j’ai envie de ne vivre que sous ses yeux à elle : rend-moi belle !

Le départ sonne, rencontre sur un parking avec le reste de l’équipe, elle me parle de L. en disant “il écoute la même musique que toi”.
C’est beau, c’est maladroit, c’est vrai, c’est attentionné, c’est elle.
Un jalon d’un monde connu, un teufeur qui me parlera LSD, free-party, un frère de cause, de ceux avec qui on se reconnait comme étant de la même ethnie urbaine.
Je trouve que c’est précautionneux, doux, que ça lui ressemble cette façon de penser plus aux autres qu’à elle, pour s’oublier, pour oublier. J’ai envie de lui dire que je sais mais je crois qu’elle le sait aussi, on sent nos douleurs mutuelles, c’est ce qui nous lie plus que le reste. La douleur d’être, celle d’être là quand tant des nôtres n’y sont plus.
Les voitures se garent, marche d’accès en forêt au bord de la Vienne avec de la brume, tout est onirique, féerique, magique. Un petit pont improvisé avec une porte métallique, quiconque a déjà fait de l’Urbex reconnaît les signes, c’est le point d’accès, plus loin se devine les bâtiments, passage en dérobé dans les restes de production de l’usine…
Tous les spots d’Urbex sont les mêmes, les points d’entrées sont ensevelis sous les vestiges de ce qui s’y produisaient avant que l’homme ne déserte les lieux. On enfile une ou deux allées dans le lieu pour déboucher sur une sorte d’atelier ouvert sur la Vienne, le soleil commence à percer la brume. Elle parle de lumière, elle dit que c’est là.
La caravane s’arrête, les rôles se répartissent, le point de suspension se met en place.
Elle me donne des instructions pour les vêtements, me demande de m’échauffer, dans le fond, je l’entends leur donner des instructions sur la façon de procéder quand je serais descendue. Elle est ferme dans ses mots et grave, elle leur met une pression de fou et je sais que c’est pour moi, à cause de moi, elle me fait fondre dans sa façon de maîtriser le monde même si je sais l’énergie que ça lui coûte, je suis heureuse qu’elle le fasse pour moi, heureuse de le mériter de sa part.
Il n’y a rien d’imperméable où me placer, le sol est froid et mouillé, c’est le plus difficile et je sais déjà que ici, là et maintenant, mon ennemi sera celui-là, ma douleur sera celle-là. Je suis prête, elle aussi, eux aussi, les cordes vont danser.
Et pendant que je sens sur ma peau, les cordes de cette femme que je ne connaissais pas la veille, dans une usine abandonnée, presque nue par un froid matin de décembre, sa chaleur me guérit déjà du froid.

Elle me tire contre elle en attachant d’une manière un peu brutale, un peu animal, elle me mord dans le cou, j’aime qu’elle soit sauvage, j’aime qu’elle ne me ménage pas en apparence quand je sais déjà les précautions qu’elle a prise pour moi.
Elle sert ses cordes, cela ne m’étonne pas, cela va avec son énergie, quelque part, elle me fait penser à A.S., elle me manipule comme lui mais laisse passer une animalité qu’il a toujours contenue. Les cordes sont en place, je viens de traverser une éternité de banquise réchauffée par son souffle, je m’avance vers le point de suspension, on m’aide à monter sur la rambarde qui nous sert d’appui. La situation est terriblement sérieuse et tellement acrobatique en même temps, il y a une tension, une sorte de gravité dans tout nos gestes. Elle me donne des instructions précises et m’explique pas à pas ce qu’il se passe, toujours son cocon de prévenance, toujours à amortir le monde pour les autres, toujours tellement Elle.

Sans bien comprendre comment ni pourquoi, les cordes se mettent en place, les gens se reculent, les photos se prennent. Le soleil me réchauffe, les cordes sont dans une harmonie qui correspond à ce que je suis, le temps se paralyse et c’est dans une sorte de tourbillon que je saisis mal que je suis finalement redescendue sur le parapet. Le monde est douleur, mon corps reprend vie et le froid devient un feu glacé qui m’incendie, me dévore. Les superbes grands yeux verts de J. me regarde, son regard se tatoue en moi, l’émotion qui s’y devine m’attache définitivement à elle et me réchauffe d’une chaleur humaine qui se multiplie avec les mains amis qui se tendent pour me donner boisson chaude, couverture ou de quoi fumer.
Photo et cordes par Ludmila Ropes ( http://ludmila.kabook.fr/ ) 
Le monde est noyé d’une douceur qui est d’un tel contraste avec la dureté de ce que je viens de vivre, que ce moment restera gravé en moi avec la conviction qu’ils furent tous essentiels à Cet instant-là. Le monde se recompose doucement, je me rhabille, je reprends chaleur.
L’émotion et la tension sortent dans une vague de tremblements dont je sais qu’ils sont impressionnants à voir mais les retenir me demanderait une énergie que je n’ai plus à ce moment-là.

On continue de visiter le site tranquillement, on s’arrête faire quelques photos, la chaleur redevient une évidence. Nous voilà, au pied du château d’eau, elle m’en avait parlé. Ils commencent à monter, j’ai le vertige, je préfère monter que si c’est “obligé”, je reste en bas à découvrir les lieux au soleil, j’adore lire les traces de vie d’antan confronté aux tags de la vie de maintenant, deux mondes qui se confrontent au milieu d’une végétation toujours victorieuse. Elle m’appelle d’une fenêtre, elle dit qu’elle voudrait m’attacher là-haut.
Monter de minces échelles en ferraille avec les énormes canalisations du château d’eau qui tremblent à côté, oublier cette sensation d'effondrement que je ressens dès que je monte en hauteur, me tenir loin du vide, me focaliser sur elle, sur ses souhaits et oublier tout ce vide en-dessous.
Elle me veut tout en noir pour des cordes rouges et ma première suspension inversé. Échauffement, mise en place, valse rapide des cordes, elle me suspend déjà, m’aide à faire le mouvement et voilà mon visage au raz du sol.
Photo : Lions Couz De Hub
Sensation bizarre de tête en bas, focaliser son attention sur un grain de verre au sol, fusionné mon attention sur lui et m’y immerger pour oublier la douleur d’un inconfort inconnu.
Je crois que je lui signale que l’effort me coûte et que c’est comme ça qu’elle me détache mais les souvenirs sont flous. Elle me détache, les cordes tombent, je me sens vidée et tellement contente d’avoir fait cette figure avec elle, de savoir que cette figure pour moi sera toujours liée à elle, à son audace et à sa manière d’avoir confiance en moi. Cette façon très masculine dont elle encourage dans les cordes pour donner la force de passer par dessus la douleur et qui me touche parce qu’elle tombe avec une justesse qui me parle avec la précision de celle qui sait ce qu’il faut dire et le bon moment pour le dire.

Cordes : Ludmila - Photo : Lions Couz De Hub

 Nous repartons dans la précipitation d’avoir réalisé que nous avions oublié des objets au dernier endroit photographié. Et finalement, nous oublierons l’anneau comme un indice coupable de nos jeux.
Retour chez elle, pour un repas festif prolongé autour des photos de la journée. Laisser tomber la pression, être satisfait collectivement de nos efforts et du résultat.

Vers 21h15, je pars à la rencontre de Ardonau, 13 ans d’échange via web sans une seule rencontre, je le reçois comme un cadeau, une de ces rencontres qui confortent amitié et respect. Il est fidèle à lui-même et c’est tellement touchant de le savoir vrai, de toucher sa vivacité d’esprit dans la réalité, de partager cette fraternité de cause. 13 ans se suspendent en une soirée qui ne sera pas assez longue pour aborder tout ce qui nous lie mais nous conforte dans ces chemins parallèles que sont nos vies.
Il me fige avec son appareil et j’essaye de lui donner ce que je ne donne jamais aux photographes, parce que c’est à lui que je le donne, pas au photographe. Ce sourire qui frôle trop peu souvent mes traits, ce sourire toujours un peu triste et résigné que je n’aime pas chez moi et qu’il rentra beau avec son regard de photographe.
Photo : Ardonau ( http://ardonau-chiaroscuro.blogspot.fr/ )
La soirée file à la vitesse d’un éclair et le temps nous rattrape pour séparer nos réalités et nous renvoyez à la virtualité de nos échanges.
 Elle m’attend au lit, on s’endort avec la tendresse de ceux qui ont partagé une intensité ensemble en sachant que le lendemain cette intensité serait intimité.

Réveil douloureux pour elle, je me charge des croissants, dimanche matin oblige pendant qu’elle se recompose. Petit déjeuner, regarder les photos, en poster quelques unes, lire les réactions.
S’offrir une partie de cordes en privé dans la chaleur douce et sécurisante d’un lieu fermé, protégé, m’abandonner en ne pensant qu’à cela sans gérer le froid ou le stress du vide, me bercer de sa douceur, de son attention, profiter de son jeu, la sentir coquine-câline comme ses yeux le disent quand ils pétillent.
 Arrêter le jeu pour une vilaine morsure des cordes sur le bassin où la peau trop fine plisse sur l’os du bassin, sentir les cordes s’ôter et ne pas sentir la douleur du froid, ne sentir que la chaleur dont elle entoure ses gestes, terminer enveloppée physiquement par son amour, même si elle ne l’appelle pas comme ça.
Souvenirs flous, émotions contradictoires, être tellement heureuse qu’elle soit tellement comme elle est, si parfaitement exact avec elle-même.

Partir visiter Oradour-sur-Glane dans un beau dimanche de soleil, promener son regard en témoin de l’histoire, sentir la vérité du drame qui s’est joué dans ces lieux, toucher la mémoire des peuples oppressés par des guerres qu’ils n’ont pas choisi, se sentir frère avec l’humanité de souffrance, victimes d’injustice qu’ils n’ont pas commis.
Regarder son regard lourd se promener sur ces ruines, deviner qu’elle voit d’autres ruines, vouloir souffler tout l’amour du monde pour effacer cela et savoir combien finalement c’est vain.
La voir chasser la lourdeur de son regard derrière les pétillements de champagne de ses yeux, savoir que chaque bulle qui explose dans son regard est une larme qui perle dans son coeur, la trouver Belle et Brave, guerrière survivante, fière comme une Mariane sur la barricade.
 Repartir, chasser la lourdeur d’un lieu qui ramène au pire de l’humain. Rouler en racontant des conneries pour mettre de la distance avec la douleur.

Retourner dans le cocon de son chez elle, se voir proposer une ultime partie de cordes. Voler de nouveau sous ses cordes agiles, rester suspendue dans une telle perfection que l’effort s’efface, basculer, voyager à son grè, suivre ses indications, la garder à la barre de moi-même, la laisser me piloter et m’envoler.
Etre de nouveau le maillon faible toujours sur la même morsure de corde sur la même peau fine du même bassin, descendre du ciel où elle m’emmène pour m’amortir dans sa douceur englobante. Se recomposer, ployer sous la fatigue des émotions cumulées, l’écouter parler, aimer sa vérité, sans savoir lui expliquer la sienne parce que les idées s’échappent dans la fatigue.

Espérer gagner une petite place dans sa vie, un petit coin pas encombrant juste pour regarder pétiller le regard qui cache tant de larmes.
La quitter en regardant partir sa petite voiture blanche dans la nuit d’une ville inconnue, savoir que cette rencontre ne s’oubliera jamais, trop de choses en elle résonnent en moi.

A ma divine des cordes, mon champagne Serbe, à toi.
Merci.