Un départ difficile, B. a abandonné sa ligne régulière Chablis/Toulouse et je peine à trouver un co-voiturage. Finalement, j’arriverais à Blessac, ville dont j’ignore tout, pour finir en train.
Le co-voiturage se passe tranquillement avec une dame d’une cinquantaine d’années et deux jeunots qui défendent tous les mêmes valeurs de partage et d’échange du co-voiturage.
Comme à chaque fois que cela coule de source avec les co-voitureurs, je me dis que je ne saurais plus voyager autrement.
C’est la première fois que je fais ce voyage de jour, je me régale tout le trajet en
notant châteaux ou friches urbaines mentalement avec l’espoir, un jour, de
prendre le temps de refaire la route en la découvrant.
Je suis déposée à la gare de Blessac, un petit bled au milieu d’un bocage
peuplé de moutons, le printemps et le soleil donne un aspect bucolique au lieu. Mon train repart à peine une demi-heure plus tard : inespéré.
J'envoie un dernier texto à Mila pour lui donner l’horaire de mon train et je m’amuse d’arriver pour la première fois à cette gare de Limoges que je connais si bien et à
laquelle je n’étais jamais arrivée en train.
Le train chemine à flanc de coteaux le long d’une rivière, entre forêts et falaises,
toute la journée semble placée sous une sorte d’harmonie.
Mon voisin s’agite, le paysage se fait plus urbain, Limoges se dessine, je sors du
train et découvre la gare de l’intérieur pour la première fois. Je sors et
avance tranquillement vers le petit parking qui sert autant aux co-voitureurs
qu’aux passagers SNCF.
Une main s’agite vers moi avec au bout cet éternel sourire qui pétille.
Retrouvailles, nous nous étions quittées, moulues d’un week-end fatiguant d'entraînement difficile sur un visa refusé et une courroie cassée…
C’est toujours merveilleux de retrouver sa spontanéité, et ce sourire qui nous fait
tous chavirer.
La Mila-mobile roule mieux que jamais et se faufile dans Limoges pour nous
ramener chez elle, dans un décor que je connais et que j’ai fait mien, tout est
familier et rassurant, ici, maintenant. Même si il manque cet immense sapin qui
était là, la première fois où je suis venue, quand on parlait encore d’hiver et
qu’aujourd’hui, je suis en manches courtes.
Arrivée, chez elle, on se pose, cause un peu, reprise de marques et elle propose de
valider le dernier enchaînement que nous avions programmé.
La play-list démarre, play-list dont je connais les premières et les dernières
notes, les autres appartiennent aux cordes et m’échappent trop.
Première pose sans souci et basculement en inversé, la corde mort, je sers les dents, j’essaye d’oublier la douleur, d’accepter la douleur qui se transforme en
flèche et pulse de partout en moi.
Ma hanche devient mon centre, je lâche un
cri, un couinement, je ne sais pas quoi mais quelque chose qu’elle reconnaît
comme une marque d’inconfort majeur.
Elle me descend sans poser plus de
questions et quand finalement au sol, les tensions s'apaisent, que la douleur
devient sourdine, je lui désigne mon os iliaque gauche sur lequel se trouve un nœud
que j’identifie comme cause de ma douleur, elle retire la corde et baisse mon
short pour dévoiler une belle marque qui me dédouane un peu de ma sensibilité.
Fin de soirée, tranquille à se poser, reposer, sustenter.
Le samedi démarre sur les chapeaux de roues, on décide de visiter le Emmaüs local, sortir de Limoges par les petites routes, succession de paysages où la douceur de vivre est une évidence, arriver sur place, découvrir qu’il existe une boutique “plus grande” en ville, repartir de l’autre côté, courir après le temps qui
s’échappe pour coller aux impératifs horaires.
Elle me dépose à Emmaüs
intra-muros, rendez-vous chez elle, j’ai les clefs et il suffit de suivre la
cathédrale.
Je fouine dans les lieux, découvre un des plus beaux Emmaüs que je n’ai jamais
visité, farfouille un peu et m’échappe de la foule trop dense pour repartir en
passant par le marché vu en arrivant. Il me rappelle celui de Bernon, quand la
vie se coulait dans la misère de l’abandon de nos quartiers, nostalgie d’une
époque où l’insécurité nous rendait tous frères.
Mon chemin se poursuit dans une ville calme et ensoleillée, je reconnais facilement
certains axes et mes pas me ramènent naturellement vers chez elle.
J’arrive un peu avant elle, donne un petit coup dans l’appart et range mes affaires en
l’attendant.
Quand elle rentre, elle propose un deuxième essai avant le repas, ma marque a pris
une couleur violacée et j’anticipe avec anxiété de la réveiller. Elle décale le
nœud vers l’extérieur comme nous l’avons convenu la veille. Mais alors qu’elle
commence à peine à me basculer, je devine la douleur revenir, si identique que
je crois que le nœud n’est pas déplacé. L’anxiété m’emmène et je n’essaye même
pas de tenir, tellement je suis sûre de ne pas y arriver.
Elle me ramène au sol, propose un petit break et l’essai de l’alternative que
nous avons anticipée.
Cette fois, les cordes volent sur moi, autour de moi et je ne réalise même pas
que nous avons fait 3 postures quand elle me pose à terre.
Rassurées sur notre option alternative, nous décidons de jeter l’éponge pour le
samedi et de retourner explorer notre trouvaille de la journée où elle trouvera
finalement la veste qu’elle voulait.
Retour à l’appart pour se faire co-voiturer par S. pour que Mila profite
de son anniversaire en petit comité chez J. Soirée fofolle où J. gardera une place privilégiée pour ses diverses interprétations
particulièrement uniques de Blanche-Neige et les 7 nains ou de Fantômas.
Début de dimanche tranquille et recherche d’un co-voiturage qui ne parte pas à 4h
du matin pour moi.
On se décide à retenter notre nouvel enchaînement, si ça passe dans un dimanche matin moulu de fatigue, ça passera partout.
S. vient gentiment nous faire des
photos de backstage.
La musique démarre, la mémoire du corps parle avant même que les cordes ne
soient vraiment en place, je reconnais les passages de cordes qui me donne un
sentiment de précision nette et sécurisante.
Au fil des mois, nous nous sommes
apprises, elle sait mes limites et je devine/anticipe ses actions.
Laisser couler les cordes, suivre le son, s’absorber en soi pour devenir sur-vigilante
à elle, sentir les gestes en amont et y participer.
J’aime qu’elle accepte mon
anticipation comme une vraie collaboration entre nous, un échange.
J’ai connu des encordeurs que cela contrariaient qui refusaient cette sorte
d’investissement comme si il les amputait de quelque chose et c’est moi qu’ils
amputaient en le refusant.
Laisser les bras s’ankyloser et ne garder que la conscience du support, sentir toute
l’acuité de sa concentration, se laisser porter par l’encordeuse.
Je me balance dans mon harnais et le bercement termine de me décoller au moment où elle soulève mes pieds du sol.
Le reste ne m’appartient plus, elle me bascule, bouscule, me manipule et
m’articule. Les tensions se mettent en place, le corps répond en écho, une
sorte d’harmonie qui n’a plus ni haut, ni bas.
A un moment, quelque chose me
frôle, je ne comprends pas vraiment ce que c’est et finalement, ça n’a pas
tellement d’importance où je suis. Je comprendrais en redescendant au propre
comme au figuré que c’était de la bougie.
Elle s’amuse de moi, je ne suis même pas sûre qu’elle écoute vraiment la
musique, elle place des cordes, je la devine à perfectionner les postures mais
tout est en lisière de moi, focalisée sur les points de tension à m’en oublier.
Puis de nouveau, la mémoire du corps prend le relai et me rappelle à moi quand
les tensions diffèrent d’une façon subtile qui annonce la délivrance, le monde
reprend réalité sous mes pieds, je ne reconnais pas la musique de fin, je ne
sais pas où nous en sommes du temps, et ça n’a pas vraiment d’importance non
plus.
Les cordes volent encore plus vite quand elle les ôte, à un moment, je pense
que j’aimerais voir cela de l’extérieur, le monde s’amortit des cordes qu’elle
m’ôte et finalement la dernière corde tombe, elle secoue mes bras et les ramène
sur l’avant pour terminer de me redonner réalité.
Je l’entends qui parle à S., mais c’est trop loin de ma réalité quand je me
recompose.
Sans bien savoir comment, je me retrouve à boire ma tisane en fumant une clope avec elles, on débriefe une dernière fois.
Et le reste de la journée s’envole avec une petite promenade en bord de Vienne où
elle s’amuse à prendre les reflets de l’eau en photo pour un album “impressionniste” : le monde à l’envers.
J’aime qu’elle partage son œil de photographe comme elle partage ses cordes en me donnant une autre vision du monde.
Le texto de mon co-voitureur lance le chronomètre de retour, fin de ballade et la voilà
qui file sur l’autoroute pour m’emmener au point de rendez-vous.
Ma dernière image d’elle reste cette petite voiture blanche qui file sur la
route pour la ramener chez elle quand je pars avec un n-ième inconnu pour
plusieurs heures de route.
Il y a comme de la nostalgie dans ce trajet-retour, une sorte de parenthèse qui
se ferme, le début de la fin d’un des plus beaux projets de cordes où l’on
m’ait donné l’occasion de participer.
Sur le chemin du retour avec cet inconnu, je repense à cette autre inconnue qui
m’a invitée chez elle avec un enthousiasme débordant à la fin de l’année 2013
pour m’emmener dans ce projet fou et finalement me porter jusqu’en 2014.
Et elle qui me remercie sans cesse de mon investissement n’a sans doute pas
mesure de combien ce projet m’aura portée et de combien il me portera, de ce
que j’y ai appris de moi, des victoires que j’ai menées et de la richesse avec
laquelle j’en ressors.
En regardant Facebook le lendemain, je verrais un texte de chanson à propos de
sourire que lui aura posté J. et ça me fera chaud le cœur qu’on la voit
tous ainsi : un sourire tellement éclatant qu’il en est pétillant : du
champagne Serbe.
A Ludmilla, la seule Femme que je connaisse qui peut vous sortir une écharpe de
miss et le béret qu’elle portait dans l’armée de la même armoire, mon paradoxe
en reflet inversé de moi.
Crédits - Cordes : Ludmila Metresa/Ropes